Artiste, conservatrice, éducatrice et organisatrice communautaire, Catherine participe depuis longtemps à des initiatives qui intègrent l’art à la sphère publique. Son champ d’action va de l’organisation d’expositions d’art indépendantes dans des espaces alternatifs à la création de la Loop Gallery, à Toronto. Elle est professeure agrégée à l‘Ontario College of Art and Design University et directrice-fondatrice de 2 Rooms Contemporary Art Projects, une galerie d’art contemporain sans but lucratif, un musée historique d’artéfacts et une résidence d’artistes internationale à Duntara (TN). Elle vit à Duntara et à Toronto.
Art et conjonctures
Catherine Beaudette
Conservatrice, Biennale Bonavista 2017
La Biennale Bonavista s’est inspirée d’une formule devenue courante en art contemporain : une exposition tenue tous les deux ans qui convie un grand éventail d’œuvres et d’artistes à une expérience publique. À ce concept, la Biennale Bonavista a ajouté une approche de changement social, afin de contribuer à la revitalisation de la région et de susciter de nouveaux dialogues.
Située sur la côte la plus à l’est du Canada, la péninsule de Bonavista s’étend sur 100 kilomètres jusqu’au cap Bonavista. La seule route du littoral dévoile des paysages de baies et d’anses à couper le souffle, ponctués de petits ports de pêche. Ces villages étaient florissants autrefois lorsque des poissons grands comme des enfants étaient salés et séchés sur des vigneaux. Depuis le moratoire sur la pêche en 1992, ces villages ont périclité. Certains ont été désertés, puis abandonnés. Dans ce contexte, la Biennale Bonavista a été mise sur pied comme outil de soutien régional à l’occasion du 150e anniversaire du Canada.
L’intégration de l’art dans le tissu historique et culturel de la péninsule est un trait important de la Biennale pour dynamiser les œuvres et les lieux.
Même si l’adéquation au site n’était pas une condition dans la création de la plupart des œuvres, une affinité s’est dégagée grâce au jumelage d’artistes et d’œuvres avec des lieux pertinents. Prenons, par exemple, la vidéo Island de Peter von Tiesenhausen, projetée sur le mur d’une usine de poisson désaffectée. Elle présente un personnage qui sculpte à la hache un bateau de glace dans un paysage hostile. Cette scène, filmée au ralenti, évoque la chasse au phoque qui se pratiquait sur la banquise. Partout émergent divers niveaux de sens nés de la symbiose entre sites et œuvres : des bocaux remplis de plantes irradient dans l’obscurité d’un « caveau à racines » ; des peintures en couches habillent les cloisons d’un bâtiment inachevé ; des dessins faits de poussière peuplent une vieille maison ; des piquants et perles autochtones côtoient une réplique du Ye Matthew, vaisseau de colonisation. Les contrepoints et juxtapositions de l’art contemporain dans des lieux chargés d’histoire amplifient le pouvoir évocateur de l’événement.
La réalisation d’un rêve : unir arts, gens et lieux
Patricia Grattan
Conservatrice, Biennale Bonavista 2017
Pendant plus de 20 ans, Patricia Grattan a été directrice et conservatrice en chef de la Memorial University Art Gallery. Aujourd’hui conservatrice indépendante, écrivaine et consultante en art visuel à St-John’s (TN), elle collabore avec des entités comme le Ten Days on the Island Festival en Tasmanie, la Queen’s University à Belfast, la Collection McMichael d’art canadien et la Ville de St. John’s. Patricia est l’une des cinq conservateurs auteurs d’un livre sur l’art paysagiste autochtone et non autochtone canadien, The Good Lands. Elle est aussi l’auteure de City Seen: Artists’ Views of St. John’s 1785-2010, désigné Livre Heritage and History de l’année 2013 de Terre-Neuve-et-Labrador. Elle a reçu la Médaille RCA de l’Académie royale des arts du Canada pour sa contribution aux arts visuels au Canada. Elle a aussi été intronisée au Arts Council Hall of Honour de Terre-Neuve-et-Labrador. Ces deux distinctions ont été décernées en 2012.
Une chaise verte sur un rocher du rivage, baignée de soleil ou battue par l’océan. Une rangée d’arbres peints en rouge, plantés à l’envers sur une plage rocailleuse. Un étendage de 150 manches à air en forme de morues face au littoral. Voilà quelques scènes de la Biennale Bonavista 2017—Art et conjonctures.
À la fin de l’été, des installations commandées, signées par les artistes de Terre-Neuve Will Gill et Pam Hall et le sculpteur ontarien Reinhard Reitzenstein, ont annoncé une exposition nationale d’art contemporain dans la péninsule rurale de Bonavista. Ce projet novateur et ambitieux a été créé par quelques personnes convaincues que l’art visuel pouvait élargir notre regard sur le monde et attirer un nouveau public.
« Art et conjonctures ». Conjonctures désigne d’heureux hasards, une convergence d’événements inattendus. La Biennale Bonavista 2017 a été conçue comme une série de rencontres avec l’art, comme une découverte de lieux, de gens et d’expériences.
Ces rencontres sont survenues dans la péninsule de Bonavista, sur la magnifique côte nord-est de Terre-Neuve. Son riche passé en faisait un lieu de prédilection pour un événement de Canada 150. En effet, l’arrivée de Jean Cabot, en 1497, a marqué le début de la présence européenne au Canada et de l’histoire moderne de notre pays. Le lieu était moins propice à une exposition : région rurale isolée et peu peuplée, sans infrastructures ni tradition d’art visuel.
Bien que le théâtre, la musique et les événements littéraires contribuent à l’essor du tourisme culturel de la région, l’art contemporain se cantonnait à des expositions estivales dans la galerie privée de 2 Rooms Contemporary Art Projects à Duntara, sur littoral est.
En 2015, la fondatrice de 2 Rooms, Catherine Beaudette, une artiste torontoise, a lancé l’idée d’une grande exposition qui, à l’instar des biennales urbaines internationales, pourrait présenter des œuvres diverses, attirer de nombreux visiteurs et soutenir le renouveau économique et social de la région.
Cette idée m’a plu. Conservatrice et directrice active dans le milieu muséal public et universitaire, j’organise depuis 35 ans des expositions pour faire connaître les artistes terre-neuviens, inviter des artistes de l’extérieur et intéresser de nouveaux publics à l’art. La Memorial University Art Gallery avait déjà organisé des expositions dans des lieux hors-galeries, comme des bunkers de la Seconde Guerre mondiale, à Cape Spear, ou dans une banque désaffectée de 1849. Canada 150 et de nouvelles subventions fédérales du Conseil des arts du Canada offraient la possibilité d’appuyer des projets d’exception. Catherine et moi, à titre de co-conservatrices, avons monté une équipe surtout composée de résidents de la péninsule. Le rêve est devenu réalité.
Nous n’avons pas pu faire de catalogue pré-biennale en raison d’installations conçues pour un site, de certaines œuvres à peine terminées, d’ajustements nécessaires dans des lieux inusités. Voici plutôt une rétrospective de la façon dont nous avons atteint nos objectifs artistiques, sociaux, économiques et participatifs au cours de quatre semaines dans 23 sites de la région Bonavista-Trinity.
Comme conservatrices à l’expérience et aux intérêts différents, nous relevions un défi de taille. Le concept était ambitieux : une vaste exposition collective nationale (avec l’accent mis sur les artistes de Terre-Neuve-et-Labrador) dans divers sites intérieurs et extérieurs. Ces sites devaient rester tels quels, intégrer l’art contemporain au sein de structures et d’espaces communautaires et immerger les visiteurs dans une expérience plus intime des lieux. Les œuvres devaient se caractériser par la diversité : artistes d’horizons variés, connus ou émergents ; approches, médias et contenus distinctifs ; créations existantes, nouvelles ou commandées.
Le concept exigeait que l’art soit contemporain dans les sujets abordés et les méthodologies, significatif dans le contexte physique, historique et culturel de la péninsule de Bonavista. Nous avions comme objectif de faire participer la population, d’initier un nouveau public à l’art et à des artistes venus d’ailleurs.
Nous voulions créer une exposition si puissante, une expérience si nouvelle que nous attirerions non seulement des résidents locaux et des touristes, mais aussi un public provincial, national et même international, amateur de rencontres d’art singulières et de grande envergure.
A suivi la longue recherche de sites et les demandes d’accès. Aujourd’hui encore, nous nous réjouissons qu’en dépit de la démesure apparente de notre projet, des élus, des chefs d’entreprise, des membres de sociétés d’histoire et des particuliers nous aient dit « oui » ! Il nous fallait leur appui pour aller de l’avant.
La nécessité est mère de l’invention. La variété et l’insolite de nos sites ont fait le cachet unique de la Biennale. Les gens de la région ont découvert des objets inusités dans des lieux familiers, souvent empreints de souvenirs comme l’école Swyers Hill School ou l’ancienne usine de traitement du poisson de Catalina. Les visiteurs ont découvert des œuvres d’artistes de la relève ou de renommée nationale et internationale dans des lieux qu’ils n’auraient pas normalement fréquentés.
Chaque espace se distinguait par son cadre, son rôle passé et parfois présent : de la demeure georgienne du 18e siècle d’un négociant en poisson à la microbrasserie d’aujourd’hui. Pour des raisons artistiques, et budgétaires, nous intervenions le moins possible : simples panneaux de gypse comme « écrans » dans l’espace brut de l’usine de traitement du poisson; vieille école éclairée par la clarté du jour, arbres plantés à l’envers le long du barachois de Knight’s Cove pour qu’il reste un sentier de VTT.
Il a aussi fallu tenir compte de la facilité des accès, de la sécurité, des imprévus et des activités habituelles des sites. Nous avons beaucoup travaillé l’adéquation des œuvres avec les espaces. Comme ceux-ci n’offraient pas les commodités de vraies galeries, nous nous sommes fiées à notre expérience et à notre intuition. Ce n’est qu’une semaine avant l’ouverture que nous avons pu apprécier la synergie entre les œuvres et leur espace. Dans la plupart des cas, les sites ont créé une ambiance unique qui a enrichi la portée des œuvres.
Par exemple, Our Mother(s) Tongue, la série minutieusement travaillée de Catherine Blackburn, rappelait les pensionnats autochtones, la douleur, la perte de la langue et la réconciliation. Cette installation, campée dans un centre qui rend hommage à l’arrivée de Jean Cabot, a amplifié son message politique. Les sculptures de Doug Guildford, laborieusement crochetées avec des fils et des cordages de pêche, étaient exposées parmi des artéfacts à l’extérieur de l’édifice de la Fishermen’s Protective Union Factory comme autant de vestiges arrachés à la mer. La lumière naturelle et l’espace gris voûté, patiné par le temps, d’une école à classe unique était l’écrin de l’alchimie de Barb Daniell, qui avait transformé des matériaux ordinaires en formes totémiques rappelant les bouleaux et autres systèmes végétaux.
Compte tenu de la dissémination des sites, nous nous demandions s’il y avait assez de « fils conducteurs » pour faire de la Biennale Bonavista 2017 une exposition à part entière plutôt qu’une juxtaposition de 34 installations. Grâce aux œuvres multifacettes de nombreux artistes, nous avons réussi à faire des liens entre les thèmes, les médias, les méthodologies et l’esprit d’œuvres hétérogènes.
L’épuisement des ressources et les bouleversements climatiques étaient sous-jacents dans de nombreuses œuvres, dont celles de Kelly Richardson, Mike Flaherty, Marlene Creates et Pam Hall dans son ode à la morue, Re-seeding the Dream East. La perte de la langue et d’autres enjeux culturels et identitaires étaient traités par Catherine Blackburn, Marlene Creates, Barry Pottle et Omar Badrin. Le projet Toward an Encyclopedia of Local Knowledge et les projections élaborées de Laura St. Pierre et de Jon Bath abordaient sous des angles différents les valeurs et coutumes présentes et passées.
Les photographies de Steve Payne et de Scott Walden étaient empreintes de nostalgie, alors que celles de Ned Pratt s’inscrivaient clairement dans le présent. Ses portraits de gens tatoués, exposés à la microbrasserie Port Rexton Brewing Co, mettaient en scène l’affirmation de l’identité. Ses photographies de paysages s’imposaient comme des images résolument atypiques et non romantiques de la province.
On remarquait chez plusieurs artistes une relation intense avec la matière et un solide travail artisanal : 150 « morues » en forme de manche à air, créations au crochet, céramique au four solaire, perlage autochtone. Cette relation avec la matière est souvent présente dans l’art terre-neuvien, comme l’a confirmé la conservatrice américaine Denise Markonish (Oh Canada, MOCCA) qui a remarqué une propension canadienne à donner à des pratiques artisanales une dimension artistique.
Il nous a été facile d’identifier des œuvres qui cadraient dans la réalité de la péninsule de Bonavista. Bien sûr, les références locales étaient nombreuses dans les pièces présentées, mais dans cette ère numérique et mondialisée, de nombreux enjeux avaient une portée universelle, surtout dans les collectivités rurales et les groupes marginalisés.
La programmation et l’infrastructure ont été pensées pour favoriser l’interaction de la population avec l’art contemporain et les visiteurs, à commencer par un circuit de 23 sites qui unissait les collectivités.
Citons entre autres : l’hébergement d’artistes chez l’habitant, l’aide à la construction d’installations extérieures, des ateliers publics, des performances et des conférences, une rencontre d’un weekend—le Knowledge Exchange—au centre communautaire de Keels qui a permis aux résidents de partager des connaissances et coutumes locales avec l’artiste Pam Hall. Sans oublier toutes les rencontres spontanées avec les visiteurs de la Biennale. Nous avons reçu des commentaires élogieux de visiteurs qui ont apprécié l’accueil de résidents de tous âges, non blasés et enchantés de rencontrer des gens du Canada et d’autres pays.
À la lumière des commentaires et chiffres compilés, la Biennale Bonavista 2017 a dépassé ses objectifs de retombées économiques et sociales ; elle a capté l’attention des artistes, conservateurs et médias culturels à l’échelle canadienne ; elle a attiré des visiteurs venus de la province, du reste du pays et même de l’étranger (70 % des visiteurs étaient venus spécifiquement pour la Biennale). Les bons commentaires recueillis sur place par les organisateurs auprès des résidents et visiteurs, l’enthousiasme du public dans les échanges et les présentations publiques ont confirmé les messages élogieux envoyés par lettres ou dans les médias sociaux. (J’ai eu une conversation d’une heure sur The Green Chair de Will Gill avec un pêcheur propriétaire et une autre avec un jeune couple de St. John’s enchanté de son deuxième weekend à la Biennale.)
L’exposition comprenait aussi la fameuse vidéo Solar Breath de l’artiste Michael Snow, tournée dans son chalet sur la côte ouest de Terre-Neuve. « J’essaie d’inciter les gens à regarder ce qu’ils ont devant les yeux. » Parmi les 26 artistes de la Biennale, beaucoup attiraient notre attention sur le monde qui nous entoure. D’autres mettaient en lumière des univers jamais vus, entendus ou imaginés, comme la clameur des fonds océaniques, la douleur d’une culture perdue, un vaisseau fantôme de glace. Inédite dans un cadre rural, la Biennale Bonavista 2017 s’est avérée une exposition audacieuse et unique par son concept, son ampleur et la richesse des expériences vécues. Elle se voulait un grand hommage à l’art contemporain canadien à l’occasion du 150e anniversaire du Canada, un moment propice pour faire le point sur nous-mêmes et sur les perspectives d’avenir de notre pays.