LE TONIQUE DE LA NATURE

Patricia Grattan + Matthew Hills

COMMISSAIRES

PATRICIA GRATTAN

Patricia Grattan a participé à la création de la Biennale Bonavista. Elle a été co-commissaire, en 2017. Directrice et conservatrice en chef de la Memorial University Art Gallery de 1983 à 2003, elle est aujourd’hui commissaire indépendante, écrivaine et consultante à St.John’s (TN). Elle compte parmi ses clients : McMichael Canadian Art Collection, Beaverbrook Art Gallery, City of St. John’s. Son livre City Seen: Artists’ Views of St. John’s 1785-2010 a reçu en 2013 le prix Heritage Book of the Year de la NL Writers Association. Elle a été l’une des cinq commissaires du livre d’art The Good Lands—Canada Through the Eyes of Its Artists. Récipiendaire de la Médaille d’or 2012 de l’Académie royale des arts du Canada, elle est membre du Hall of Honour d’ArtsNL. Elle est diplômée de la Western University, de l’Université Concordia et de la Memorial University.

 

Top / En haute : Janice Wright Cheney, To trace the forests wild  2021  (detail / detail)

 

 

MATTHEW HILLS

Installé à Elmastukwek, Ktaqmkuk (Bay of Islands, Terre-Neuve), d’ascendance européenne, Matthew Hills est co-commissaire de la Biennale Bonavista pour la seconde fois. Il est directeur/commissaire de la Grenfell Art Gallery et de la Memorial University’s Art Collection. Titulaire d’une maîtrise en études muséales et critiques de la University of British Columbia, il a assumé les fonctions de commissaire à la Vancouver Art Gallery et au Agnes Etherington Art Centre. Représentant de l’Atlantique au jury du Prix Sobey pour les arts 2020, il a aussi été président de la programmation de la Nuit Blanche à Edmonton et membre fondateur du conseil du Tett Centre. Ses recherches portent sur l’art contemporain, l’art public, l’histoire de l’art au 20e siècle et les études muséales, avec un intérêt récent pour la muséologie radicale et d’avant-garde. Il a publié dans Border Crossings, Muse, BlackFlash, Galleries West et Syphon.

 

« Nous avons tous besoin du tonique de la nature. » Henry David Thoreau, dans Walden ou La vie dans les bois, 1854

La Biennale Bonavista est une entreprise de grande envergure qui implique l’installation d’oeuvres d’art contemporain de nombreux artistes sur plusieurs sites de la péninsule rurale de Bonavista, à Ktaqmkuk (Terre-Neuve). Chaque édition exige des années de préparation et la présence d’une petite équipe forte d’un vaste réseau de partenaires communautaires bâti grâce à une collaboration soutenue. À nos yeux de co-commissaires, la tenue de la Biennale 2021, Le tonique de la nature, s’est avérée un vrai miracle, compte tenu des événements qui ont ébranlé le monde au cours des deux dernières années.

Mais, nous avons réussi ! Vingt-six artistes de renommée internationale, autochtones, terre-neuviens et canadiens d’autres régions, ont intégré leurs oeuvres dans des cadres historiques et naturels de la péninsule de Bonavista : structures patrimoniales, falaises, bâtiments communautaires, champs et autres. En raison de la pandémie, 15 des 26 sites étaient en plein air.

La Biennale Bonavista se démarque par le contact physique direct avec les oeuvres qu’elle permet aux visiteurs dans des lieux intérieurs et extérieurs qui s’inscrivent dans le cadre naturel et culturel plus vaste de la péninsule de Bonavista. Plusieurs oeuvres s’harmonisent aux sites, qui se distinguent par leurs sons, odeurs, textures, objets, histoires et autres pour créer une expérience unique qui ne peut pas vraiment être ressentie en ligne.

Tôt en 2020, pendant la première vague de la pandémie et les confinements, les organisateurs de la Biennale ont envisagé de reporter l’événement. Après avoir évalué les risques et possibilités inhérents à la situation particulière de Ktaqmkuk (Terre-Neuve), ils ont décidé d’aller de l’avant. L’événement s’est glissé entre les vagues de la pandémie et les restrictions de voyage. 

Les expositions de la Biennale s’inspirent d’un thème qui prend tout son sens dans la culture et l’environnement de la région, mais aussi dans le milieu de l’art contemporain. Nous avons choisi notre thème avant la COVID, une époque qui nous semble déjà très lointaine. En cette ère d’anthropocène dans laquelle les interventions humaines sur la terre, l’eau et l’air engendrent des changements climatiques rapides, l’exploration des relations entre l’humain et la nature au 21e siècle semblait un terrain fertile pour les artistes et le public de la Biennale.

Le titre et le cadre de notre exposition nous viennent d’Henry David Thoreau, libre-penseur et écrivain naturaliste du milieu du 19e siècle connu pour son livre Walden ou La vie dans les bois. Sa déclaration « Nous avons tous besoin du tonique de la nature » reste très pertinente. Poétique, inspirante, tournée vers l’avenir, elle reconnaît intrinsèquement le besoin de remédier au malaise ambiant. Dans notre démarche de commissaires, et plus particulièrement dans nos conversations avec les artistes, nous avons voulu que le thème soit un parapluie et non un carcan, un tremplin plutôt qu’un point de mire.

Les biennales se veulent avant tout une vitrine pour les nouvelles oeuvres et les projets issus de commandes. Les artistes y sont invités à élargir le cercle de leur public et à créer en fonction du cadre et de l’histoire d’un site, des talents et des matériaux locaux. En plus du nombre accru de visiteurs qui viennent spécifiquement pour la Biennale, on note une plus grande présence des résidents de la région et des touristes qui découvrent l’art contemporain pour la première fois. La Biennale se démarque par son côté « heureux hasard », la clé de son succès. La vision des artistes, la taille souvent imposante des oeuvres, le cadre grandiose de la péninsule, l’enthousiasme des animateurs des sites attirent de nouveaux visiteurs et font évoluer la perception de la réalité de l’art.

Au fil de la progression de la pandémie, nous avons été happés par les défis de logistique. En même temps, le thème de la Biennale a pris un nouveau sens. Le bouleversement de notre quotidien, bien que considérable, a été l’un des maillons d’une longue chaîne d’événements perturbateurs : débats sociaux catalysés par le décolonialisme, la réconciliation, Idle No More et Black Lives Matter ; effets dévastateurs des changements climatiques : inondations, vagues de chaleur, feux de forêt ; chamboulement des médias traditionnels, des communications et de l’économie par une révolution numérique qui a favorisé la connectivité en ligne, mais aussi la désinformation, l’hostilité et la division. 

Le discours de Thoreau, revu à la lumière de ces réalités contemporaines, conserve toute sa pertinence. Philosophe, écrivain, écologiste influent et affirmé à son époque, Thoreau a marqué la pensée occidentale. Les prises de position de ce colon de race blanche ont été déterminantes pour l’individualisme occidental, la désobéissance civile et l’abolition de l’esclavage. De plus, il a laissé des écrits inédits sur l’épistémologie autochtone.

Toutefois, son discours comporte certaines contradictions. La solitude transcendante et l’autosuffisance qu’il vante sont sapées par le fait que sa mère faisait sa lessive pendant qu’il poursuivait sa « vie dans les bois », à Walden Pond. Plus important encore, la nature sauvage qui, selon Thoreau, pouvait être tonique, devait être soumise à la volonté de l’homme. Cette complexité qui apparaît dans l’héritage de la pensée de Thoreau et dans sa pertinence contemporaine — surtout de la part d’un homme blanc figure de proue de la littérature occidentale — renforce la pertinence du thème de la Biennale Bonavista de 2021.

Nous pouvons identifier dans les oeuvres des artistes de cette Biennale des liens avec la réalité cruelle de la COVID ainsi qu’avec les relations entre l’humain et la nature. Citons notamment Black Island de Michael Jonathon Pittman, des peintures qui évoquent l’isolement et la perte, non seulement dans la vie de ses ancêtres autochtones et colons, mais aussi pendant la pandémie ; Extinction de Gerald Beaulieu, la sculpture cinétique de 27 pieds de long d’un dinosaure qui s’abreuve à un baril de pétrole ; les photographies grand format de sept artistes autochtones du Labrador nordique qui expriment leur connaissance intime de la nature sauvage ; l’installation textile de Janice Wright Cheney qui poursuit son étude du « réensauvagement » des forêts.

De manière générale, les artistes de cette édition de la Biennale soulignent les processus d’effacement, remettent en question l’historicisation et notre approche utilitariste de la nature. Pris collectivement (un exercice délicat qui occulte les nuances et la complexité), ces artistes mettent l’accent sur des épistémologies alternatives, élargissent les modes de connaissance et d’existence collective et modifient la compréhension du potentiel de la nature sauvage comme élan et source d’innovation.

Dans sa plus simple expression, « le tonique de la nature » renvoie au réensauvagement, notion selon laquelle la nature laissée à elle-même se guérit seule. Malheureusement, nous restons accrochés à l’idée de « domination ». Comme l’a récemment déclaré le romancier américain Richard Powers dans une interview parue dans le Globe and Mail, « nous nous considérons comme exceptionnels et distincts… et considérons le reste de la planète comme une ressource à notre service. Nous devons effectuer un véritable virage culturel ». Alors que nous cherchons collectivement des voies viables et durables pour sortir de cette période de cataclysmes, les artistes et l’art contemporain sont armés pour faire face à la situation.